L'ARC OBSCUR DES HEURES
(d’après la série d’eaux-fortes du même nom (1975) du
peintre chilien Roberto Matta, inspirées à leur tour de fragments d’Héraclite)
Portique
Vain passant
tu
n’entreras pas deux fois dans le même fleuve:
son écume laissera sur ta peau le clin d’œil des dieux
et du coup coulera en aval
par tes flancs
et son lit rocailleux.
Ce corps-là que tu touches
que
tu as touché
ne fut plus jamais
celui de la première étreinte
il était déjà autre
lorsque tu l’as marqué triomphant,
possesseur.
Tu en sortais déjà en entrant
comme l’eau forte dans le sillon creusé par le burin.
Tu ne demeureras pas
peut-être
laisseras-tu une couche de sel
entre le rocher déjà rongé par le feu.
Car nous entrons et n’entrons pas dans le même fleuve.
Car en même temps nous n’aurons pas été, en étant.
I
4 a.m.
Vigilants
accablés
ils
se lèvent à nouveau
pour accomplir le rite,
la hasardeux éveil
qui les arrache à l’inertie aigre-douce
si proche du trépas.
à cette attente fugace vouée
à une frustration cyclique :
la chute de quelque chose intempestivement
inexorable.
Le
jour
démarre lent
incertain
à un tel point que la sphère obscurcie
essaie en vain de se hisser
jusqu’au faible miroitement de l’horizon.
Fidèles
ils
courent à empoigner l’arc
pour ce qui en découle,
dard ou ton.
Ils savent
que toute aube est achèvement, que
le nom de
l’arc est bios
vie
mais son
œuvre est la mort.
II
6 a.m.
La lumière prend la sphère d’assaut,
s’étend.
Seule
la mer
tient à son humidité,
cette noirceur. Ainsi s’installe encore
l’oubli,
le marasme qui prétend ignorer
le défi du hasard.
Dans la nature se répand l’oisiveté:
plantes, fauves, enfants, minéraux
vont chacun à son gré
leur but est ludique,
la dépense gratuite
le vol.
Tandis que parmi les pauvres gens la crainte,
les dés en main.
Le sort, jeté.
La perte sûre.
La vie est
un enfant qui joue aux dames,
l’enfant
porte le sceptre.
III
8 a.m.
Le feu
trouve son repos dans le changement
au seuil immobile de chaque flamme
provocatrice et pure
avant
de se déchirer
en une frénésie d’ondes.
Le chœur igné élève le théâtre des formes
échouées sur leur axe lumineux
(autel)
qui arbore et profile
une splendeur précaire.
Peau et pierre comblées:
autel
à la paix qui nous échappera
dans le remue-ménage humain
à la putréfaction
à la poussière.
Autel
–âne,
poisson, sentinelle, architecture–
à l’abandon
à l’humilité
au chant.
IV
10 a.m.
Espiègle
la nature
aime s’écarter
et céder la scène
aux téméraires
éblouis par le cycle d’éclosion et fuite
eux
(les
fleuves rient)
ils
échapperont au regard
de l’astre qui se couche
eux
(siffle
la mer assoiffée)
ils
manqueront le sens
qui ne décline jamais
et toujours voit.
Mais s’ils entrevoyaient plus loin, vers le nadir
(tranche
par le vif)
ils
comprendraient :
le mystère est poreux
le dieu qui
parle à Delphes ne déclare ni cache,
il donne un
signe.
V
12 p.m.
À l’heure du méridien
le
soleil est le feu visible
qui exige un sacrifice:
son spectre blanchâtre
voile
et
paralyse
le geste
les labeurs
le désirs.
Aura sans ombre
pourvu
qu’elle n’engourdisse
la foi
en abdiquant
sa sagesse première
qu’elle
ne tarisse la source latente
de l’ancienne sérénité.
Mais le soleil est
aussi large qu’un pied
et le pied
n’atteindra pas les confins de l’âme.
Le soleil
s’éteint à mesure qu’il vieillit.
Le soleil
est toujours
implacablement
neuf.
VI
5 p.m.
Préfère
l’harmonie occulte à l’apparente
méfie-toi
du cadre parfait
pyramide
victoire
ou
temple
du pli utilitaire
et pourtant
incline-toi pour admirer le soir
le serein apogée de la nuance
avant qu’elle ne s’effondre
cherche
dans sa douce démarche
le chiffre
l’ancienne
mélodie
VII
8 p.m.
Celui qui
n’attend pas l’inattendu ne l’atteindra jamais
mais ici
tout est techniquement à sa place
comme mécanisme
système
même
le marbre
devient dispositif
de mortels augures
et sur le rocher sévit
le moisi visqueux
de
la dévastation:
mais le véritable événement est l’espoir
l’énigme
qui n’a point de lieu
seulement tendance
puisqu’il n’admet ni accès ni repérage.
VIII
10 p.m.
Pour l’âme
la mort est devenir eau
pour l’eau
la mort est d’être terre
mais la
terre fait jaillir l’eau
et
l’eau l’âme
et tout ce fracas se concerte
dans la marmite nocturne
où
incarnent
la sueur et l’argile
où
s’exhalent
les émanations
des corps en suspens
et en repos
ainsi
tout
est
spirale
de matière
animée
et
souffle matériel
sous les trilles orphiques
du temps.
IX
12 a.m.
Le tonnerre
régit l’univers :
sa loi est violence
jusqu’à la conflagration
par
excès.
Il fonce son poignard dans l’air
et déchaîne tel ferment humide
les
mers
qui se heurtent à leur gain:
profusion
de côte et d’horizon
séchant
et éteignant les gazes
ravivant
les braises
rendant
tout
à nouveau
feu
permutable
comme de
l’or contre des biens et des biens pour de l’or.
X
2 a.m.
La douce flûte règne
sur toutes les surfaces déjà fraîches
recueillies
enfin
paisibles
jusqu’à
une nouvelle atteinte du jour.
Heure sereine de délaissement
de placide jouissance
heure
de confier à l’univers
l’ignition future
et les cendres
d’aujourd’hui
tandis
qu’enfin
les
corps copulent
devant la mer
illuminant avec leur propre éclat
le temple ionique
de la nuit.
Le génie de
chacun est son destin.
Stèle
Ce logos
dont l’empire est éternel n’est pas compris par l’homme
ni avant ni
après d'avoir été énoncé:
ainsi l'écrivit à Éphèse
Héraclite
l’Obscur
Euripide (le Tragique) en fit signe à Socrate
qui généreux
l’admira
et ce
fut Diogène le Cynique
qui plus tard le légua à nos jours
(après avoir été l’objet d’exégèse par Théophraste
et même par Aristote).
Selon
cette vague parabole
le dieu est
nuit et jour
guerre et
paix
faim et satiété
(uni/rivalité des contraires
immanente à son être)
mutable
comme
l’encens
qui en s’embrasant
avec d’arômes divers
dérive son
nom
de la dernière essence
(l’identité est flux entre deux eaux
bouffée
entre braise et flamme)
car le monde
toujours fut
est et sera
feu
et l’âme
ranimée
un inépuisable
et mince
fil
de fumée.
De: Mitologuías. Homenaje a Matta
Version française: María Elena Blanco
LE FEU DU FILS
Ce lanceur qui mise à l’infini
garde le feu à l’aine
se recommande aux dieux
et part vers un avenir
inconnu
La mère suppliante attend
et lorsqu’approchera le signe
elle pourra entamer
le chemin inverse
vers la sérénité
ramasser les bouts cassés de son âme
en un silence concentré
elle pourra
ajuster son haleine
affiner
l’instrument.
Et au retour du fils
elle fait sortir la voix ancienne
qui l’habite
elle se rappelle
ce qu’elle n’a jamais su
sait
ce dont elle ne se souvient plus
son soin prodigue
devient
chant
utopie.
C’est le feu qui fait bouger le fils.
La donneuse, elle,
est le souffle.
De: Mitologuías. Homenaje a Matta
Version française: María Elena Blanco
PARABOLE DU POISSON AU SOLEIL COUCHANT
Nié le poisson, les pales de ton blason
cèdent et te renvoient, orphelin,
à mon flanc d’étoiles, seule plage
prête à t’accueillir.
Niée la main ouverte vers le poisson,
la traversée fraternelle par le centre d’azur
devient arrivée de Charon
sur la rivière Styx.
Nié le contact onctueux avec la bave du poisson,
tu sombres dans des querelles théoriques
alors qu’est imminente la tombée de l’or
dans un champ de gueules.
Je te pousse donc vers la houle irréductible
du don et du reçu : va et ne te fais pas
surprendre au crépuscule les mains vides
et le cœur désert.
Montre le canton dextre, baisse le pont
et franchis le fossé de ta tour crénelée.
Un soleil sable et rose couvre déjà la mer :
vole jusqu’à eux, atteint-les.
Alléluia, alléluia : nous nettoyâmes
la pêche et la goûtâmes.
De: danubiomediterráneo/mittelmeerdonau
Version française: María Elena Blanco
SUR LE PAS SI BLEU DANUBE
Le puissant fleuve se penche légèrement
comme tournant son dos à la ville,
qui, timide, se replie sur son fond de tourbillon,
vouée aux faveurs et aux agapes,
soi-disant gaie,
au pied des sinueuses collines de vignobles vert-jaunes.
Le vin jeune est d’une acidité douce, le jus
fermenté est turbulent, enclin à l’excès.
Par la montée du Kahlenberg les rejetons de vigne
tremblent en spirale, le chant de l’alouette
devient redondant comme un rondeau,
les sentiers de la forêt sont marqués
avec des coups de pinceau rouges-blancs-rouges
entourant le tronc blessé des bouleaux,
plus loin en aval
des roses grimpent sur des balcons en fer
à ourlets rococo tordus par le temps.
Tout semble s’évader en quête d’un vague oubli,
d’une simple inertie complaisante.
Dans sa sereine somnolence,
la ville au bord du Danube verdâtre
implose en cauchemars immémoriaux
et le do de poitrine de Plácido, résonnant depuis le Ring,
ne suffit pas pour la réveiller.
De: danubiomediterráneo/mittelmeerdonau
Version française: María Elena Blanco
© María Elena Blanco
LA BELLE MEUNIÈRE
(d’après le texte de Wilhelm Müller, Die schöne Müllerin (1843), mis en musique par Franz Schubert)
I
Le poète, en
guise de prologue
L’été, fenêtre ouverte sur le parc,
au siège discret de l’Empire
(aller-retour
des grandes villes
des grandes idées
des grands amours : le temps dira
si celui-ci sera minime ou magnum).
Le moulin est bien loin, mais ici
chacun le porte dans l’âme et du coup
les rites recommencent ; prolégomènes,
escarmouches, pactes –le tout en clef majeure :
grands, grandioses, grandiloquents,
protagonistes antagonistes
du classique mélodrame urbain,
légèrement déplacés par l’Histoire
mais, comme il se doit, remplis
d’orgueil fougueux et à ce point de l’âge
assez confortables dans des postures
forgées à coups de porte ou de génie,
forts et pédants,
ils se lancent à l’arène amoureuse
comme Hector et Achille
à la guerre.
II
Errance
Et voilà heureusement qu’arrive l’automne pour nuancer
les feuilles, les humeurs,
les revêtant de surprise et de mystère. Les lacs lancent
leur appel,
la forêt clame, rôdent partout des bûcherons, des chasseurs
et de belles meunières. Des échappatoires s’ouvrent
au-delà
des intérieurs moelleux, du parc complice
ou hostile, périples où pour un instant les amants
brillent sous un éclat nouveau: figures aléatoires
qui auront laissé leur trace dans le paysage.
L’alternative s’avère espoir ou mort, le doute
n’étant qu’une rare panacée pour l’ennui.
Un cerf s’approche de leur jardin ravagé,
les regarde perplexe par la fenêtre :
il n’entre pas, il n’y a aucune réponse.
Ils dansent, boivent, baisent.
La vie continue.
III
Salutation
matinale
La neige couvre le parc, le cerf déjà vieilli
fait partie du tableau, le feu du foyer
crépite et brûle sur les tisons ardents.
La suite romantique de Müller
magistralement chantée
par Hermann Prey ou
Dieter Fischer-Dieskau
s’interrompt parfois
sans aucun protocole
pour l’apéritif
et reprend en tandem
avec les actualités, le tintement
des couverts ou de l’harpe,
le silence de la neige
ou des draps. L’amour, c’est oui
ou non selon les états
d’âme. Mais les notes de Schubert
encadrent la paix du foyer, mettent
les choses à leur place:
l’invocation du cerf,
l’écriture possible.
IV
Berceuse du
ruisseau
L’ air piqué du printemps viendra tout remuer,
clôturer la maison de la création
et de l’amour:
jubilation, anxieuse liberté, fin ouverte
(mais une fin après tout) vers des domaines encore inexplorés :
moulins ou ruisseaux que le hasard dispose
ou une niche parmi les nuages.
Et dans ce dénuement ou épilogue, un legs
qui orne le berceau, ferme le Lied
jusqu’à ce que résonne une nouvelle suite de notes,
textes, yeux. Mais d’abord, dans l’éphémère
saison,
le poète érige la mesure
qui comprend toutes les misères
et tous les idylles (seul
salut, la grâce) et en guise de coda,
empreint ici le message du cerf,
qui n’évoque que le ruisseau et la forêt,
mais qui est, tout simplement, humain.
De: danubiomediterráneo/mittelmeerdonau
Version française: María Elena Blanco
FELIX
AUSTRIA
Bella gerant
allii / tu, felix Austria, nube.
(Laisse
d’autres faire la guerre /
toi,
Felix Austria, marie-toi!)
Distique latin sur la Maison
des Habsbourg
Un chemin en amont.
Une grille mangée par la rouille à l’ombre du sureau.
Du coup, un cimetière caché par des arbres épais.
Tout près d’une chapelle érigée au Bon Pasteur,
mutilée d’antan par l’envahisseur Turc,
se détachent deux tombeaux –
l’un grandiose, l’autre bref.
l’un grandiose, l’autre bref.
Allongé auprès de sa conjointe, le belge Prince de Ligne,
toutes gloires militaires oubliées,
dont la mémoire sera chérie pour son génie :
un dandy, qui dit allègrement de Vienne en 1815
rien ne marche ici, mais tout dance…
Et encore danse-t-on, aujourd’hui comme alors :
on n’a qu’à s’approcher près de l’autre tombeau
avec son modeste envoi (pourtant si éloquent
le souvenir fou du champagne,
du tourbillon des grandes jupes en tulle),
à la beauté d’une certaine Karoline
entrevue à un bal, à seize ans, déclarée
la plus charmante Fräulein du Congrès de Vienne,
morte à vingt-et-un ans en pleine fleur de l’âge,
curieusement vivante et toujours adorée
par quelqu’un qui lui offrit des roses fraîches et une plaque
en marbre en l’an 2000 de notre ère,
au 185ème anniversaire de son trépas parfumé.
Grâce et beauté encore te ravissent,
felix Austria,
et éclipsent des vertus peut-être plus banales
que jamais personne n’exaltera ici sur un tombeau.
De: danubiomediterráneo/mittelmeerdonau
Version française: María Elena Blanco
RAPPEL À L'ORDRE
Elle se réveille avec la fleur
et un sanglot
entre les jambes
ouvre un œil d’anémone
dans le marasme de l’aube
(la promesse d’une paix indolore)
mais non
ce n’était pas le pourpre vital
qui expulse avec puissante
précision
le fruit mûri
c’était
la veine vivante (et muette) de la mort
le bain chaud
l’étincelle écarlate
l’éclatement
grenade :
ils ont commencé à éclater, tes petits boules.
De: Posesión por pérdida
Version française: María Elena Blanco© María Elena Blanco